KADDAFI, la CIA et les marchands de mort.
Extraits :
Dix-huit ans après son accession au pouvoir, le ler septembre 1969, cet homme demeure très largement une énigme. Chacun croit le connaître mais personne en fait n'a jamais réussi à décrire autre chose qu'une des multiples facettes de Mouammar Kaddafi, fils d'Aboumeniar et de Aïcha. De lui, il n'existe toujours aucune véritable biographie, simplement des approches — historiques, religieuses, hagiographiques ou hostiles voire même féministes — de ce qu'il est et de ce que fut son chemin.
Les fragments de la vie de Mouammar Kaddafi abondent, mais le puzzle demeure à assembler. On sait qu'il est né sous une tente dans le désert, unique garçon d'une famille de quatre enfants dont le père, modeste bédouin qui élevait un troupeau de chèvres et de chameaux, mourut en 1985. Il fut, dit-on, le premier des siens à savoir lire et écrire. Il fréquenta l'école primaire à Syrte, le collège à Sebha puis à Misrata, l'Académie militaire enfin, à Benghazi. On connaît quelques-unes des clefs majeures qui expliquent à la fois son discours et son comportement. Sa fascination pour Nasser, tout d'abord, dont il apprenait par coeur les harangues et dont le manuel, La Philosophie de Ici révolution, lui servit de modèle lorsqu'il voulut renverser la monarchie sénoussite. La mort du Raïs, le 28 septembre 1970, fut pour lui une rupture décisive. Il s'est senti l'héritier, le dépositaire unique et le porte-flambeau d'une pensée, d'une manière d'être arabe qui l'avait façonné.
Son enracinement dans les traditions bédouines ensuite :'il déteste la ville, l'immobilité sédentaire et les structures formelles, figées. Il rêve — rêve nostalgique — d'une société naturellement juste où l'autorité serait administrée par consensus. Même si la réalité l'oblige, tout au moins l'estime-t-il, à se comporter en autocrate impitoyable, Kaddafi est sincère sans nul doute quand dans ses logorrhées fantasmatiques il décrit une Jamahiriya où il ne dirige rien et où toute l'autorité est entre les mains du peuple. Ce peuple idéal tant désiré et tant vilipendé, parce qu'après tout les Libyens, grands amateurs de gadgets, de stéréo et d'automobiles, ne ressentent au fond d'eux-mêmes aucune vocation à l'héroïsme. Et certaines nuits de méditation, parfois, Kaddafi doit se dire qu'il n'a pas le peuple qu'il mérite.
L'influence encombrante, omniprésente, étouffante de sa mère, enfin. Décédée en 1978, Aïcha fut sans nul doute une mère abusive. Lui la vénérait. Et son étrange passion pour les femmes, le malaise qu'il éprouve devant elles, son féminisme militant aussi, viennent sans doute de là. Tout comme cet accès de romantisme fou qui le pousse parfois à déclarer son amour à une journaliste de passage, ou à envoyer à Imelda Marcos un tendre message accompagné d'un Coran dédicacé et d'une supplique lui enjoignant de se convertir à l'islam.
Et puis il y a la face sombre, dure, violente de Kaddafi. Les pendaisons d'étudiants en direct à la télévision. Les multiples disparitions. Les assassinats d'opposants. Les coûteuses aventures extérieures. Les liquidations de proches compagnons. Les crises de paranoïa aiguës. Aujourd'hui, quand il quitte son repère de la caserne de Bab Aziziya à Tripoli, trois convois partent dans trois directions opposées afin que nul ne sache où il se trouve. Quand il doit s'envoler, deux avions prennent l'air à l'avance et tournent autour de l'aéroport pendant au moins deux heures, le temps, pour une bombe éventuelle, d'exploser. Et il décide parfois, au dernier moment, d'embarquer dans un troisième appareil.
Comment dessiner un portrait juste à partir de tant de profils contradictoires ? L'ambition de ce livre n'est pas d'offrir au lecteur la biographie qui demeure à écrire de Mouammar Kaddafi, mais de lui fournir une clef supplémentaire et, pensons-nous, capitale, permettant d'accéder au personnage : ses rapports avec l'Amérique.
La première partie de l'ouvrage relate l'extraordinaire aventure du marchand de mort Edwin Wilson, vendant à Kaddafi, de la fin des années soixante-dix au début des années quatre-vingt, vingt tonnes d'explosifs, des fusils mitrailleurs, des uniformes, une usine de fabrication de bombes clefs en main et une école de terrorisme animée par des baroudeurs sur le retour. Cette affaire véridique racontée à sa manière, incontestablement antilibyenne , par l'écrivain américain Joseph C. Goulden à l'issue d'un minutieux travail d'enquêteur compose, chapitre après chapitre, une irrésistible et haletante série noire. Mais elle est beaucoup plus que cela. Edwin Wilson, ancien agent contractuel de la CIA, longtemps réfugié à Tripoli et aujourd'hui emprisonné aux États-Unis après qu'un jeune attorney fédéral a mené à ses trousses une chasse à l'homme fantastique, est Américain en effet ; et parmi la troupe des mercenaires qu'il a recrutés pour le compte de la Libye — du tueur psychopathe à l'artificier maladroit en passant par le poivrot tragique —, presque tous, un moment donné, sont passés par les services secrets américains ou les Bérets verts avant d'échouer sur le rivage des Syrtes. C'est dire, donc, si les relations américano-libyennes, vues à travers ce prisme, sont atypiques, passionnelles et terriblement ambiguës.
La seconde partie de ce livre, fruit d'une longue enquête effectuée tant à Washington et à New York qu'à Tripoli, retrace l'étrange, violent et fascinant face-à-face entre Mouammar Kaddafi et quatre présidents des États-Unis : Richard Nixon, Gerald Ford, Jimmy Carter et Ronald Reagan. Du ler septembre 1969, date de l'opération A/ Qods et de la prise du pouvoir jusqu'au 15 avril 1986, jour de l'opération Eldorado Canyon et des bombes américaines sur Tripoli et Benghazi. Le récit d'une histoire où la fascination réciproque côtoie la haine et où le compromis et les compromissions, sur fond de pétrole et de dollars, constituent une tentation permanente.
Ces deux parties de l'ouvrage, en somme, peuvent fort bien se lire séparément. La première est une sorte de bouffonnerie tragique et la seconde, un drame en trois actes qui finit mal. Mais ensemble, elle compose une pièce étrange, unique dans le théâtre des relations internationales contemporaines. Où, un peu comme dans Les Gazelles d'Ibrahim El Fagih, dramaturge libyen fort apprécié, dit-on, de Mouammar Kaddafi, on ne distingue plus guère l'attirance de la répulsion. |